Comment des manifestations pacifiques ont dégénéré en guérilla urbaine

Jean-Baptiste Giraud


Kazakhstan: la révolution avortée des vrais faux-gilets jaunes

Almaty, Kazakhstan, 11 janvier 2022 © Kommersant/SIPA

Des manifestations en réaction à l’augmentation brutale du prix de l’essence et du gaz, comparés par les médias occidentaux au mouvement français des gilets Jaunes, ont rapidement viré à l’émeute armée en plusieurs points du pays faisant près de 250 morts, dont une vingtaine de policiers et soldats. Les premiers mois d’enquête semblent confirmer la thèse que ces manifestations n’avaient rien d’anodines, ni de spontanées, et tout d’une tentative de coup d’État. 

On n’acquiert pas la connaissance du maniement des armes et des techniques de guérilla urbaine sur le tas, ni non plus en visionnant des « tutos » sur YouTube. La guerre en Ukraine, et les nombreux reportages sur le sujet, en sont la preuve incontestée. Les volontaires, aussi bien ukrainiens que de la « Légion Étrangère », ont dû être formés pendant plusieurs semaines par l’armée régulière, avant d’être employés pour des missions de sécurisation, et encore, à l’arrière du front.

Pourtant, au Kazakhstan, lors des journées et nuits d’émeutes du 5 au 19 janvier 2022, les milliers d’hommes armés qui ont affronté la police puis l’armée dans les grandes villes ne semblaient pas mal à l’aise avec le maniement des armes, bien au contraire. Aussi bien ceux qui les ont observés, filmés, que ceux qui les ont combattus du côté des forces de l’ordre, sont unanimes : les émeutiers avaient tout de mercenaires, et rien de paysans ou d’ouvriers désabusés en colère.

Pour preuve, ces témoignages de policiers de la ville d’Almaty, l’ancienne capitale. Ils ont défendu à seulement quelques dizaines, des heures durant, isolés de tous, leur commissariat, situé dans un quartier résidentiel de la ville. Des policiers, qui, comme tous les policiers du monde, ne sortent quasiment jamais leur arme de toute leur carrière… et ont dû riposter pour survivre avec leurs simples armes de service, faisant face à des assaillants équipés d’AK-47, la fameuse kalachnikov, le fusil mitrailleur le plus répandu au monde. Ils ont repoussé pas moins de 27 assauts de leur commissariat, de véritables vagues, coordonnées, organisées. 

Pas moins de 4000 armes ont été dérobées dans des armureries, essentiellement de la police ou, dans le cas de l’assaut du commissariat d’Almaty, dans les bureaux des services des douanes voisins. Plus de 1000 de ces armes sont encore dans la nature. À cet arsenal s’ajoutent des milliers de fusils de chasse, issus du pillage de magasins, ou encore propriété de « manifestants », auxquels il faut potentiellement ajouter des centaines ou des milliers d’armes de provenance « indéterminée ». Au Kazakhstan, avant les émeutes, les policiers patrouillaient sans arme, à l’image des policiers anglais il n’y a pas si longtemps.  

« Dans l’immeuble qui fait face au commissariat, des snipers étaient positionnés au dernier étage, et bloquaient toute tentative de sortie » explique à grand renfort de gestes des bras Kanat Taïmerdenov, le chef de la police d’Almaty (1,7 million d’habitants). Des tireurs expérimentés, eu égard aux nombreux éclats encore visibles sur la façade du commissariat, sur le sol bétonné devant l’entrée, et sur les arbres qui entourent le bâtiment, à quelques pas… d’un jardin d’enfants. 

Un déchainement de violence sans précédent dans le pays

Barricadés à l’intérieur de leur commissariat, dont la grande baie vitrée a volé en éclats dès le début des émeutes, les policiers ont été frappés par le sang-froid et la détermination des assaillants. « Ils venaient jusque devant le commissariat pour ramasser leurs blessés après l’assaut, afin de nous empêcher d’aller les chercher pour les soigner. Même leurs morts ils venaient les récupérer, comme s’ils voulaient nous empêcher de les identifier » s’étonne encore l’officier, d’une bonne trentaine d’années d’états de service. Un policier qui n’avait jamais sorti son arme jusqu’ici, et n’en revient pas encore que 165 voitures de police aient été détruites ou incendiées, tout comme 19 bâtiments administratifs de la police, et cinq commissariats, dont le sien. 

Une surprise et même une stupeur partagée par Aïman Umarova, avocate spécialisée dans la défense des droits de l’Homme au Kazakhstan, et notamment dans la défense des femmes victimes de violences, mais aussi de membres de la communauté LGBT, ou encore, de minorités. C’est à contrecœur qu’elle a accepté de présider le « Conseil de la confiance publique », à la demande du président Tokayev, une institution consultative indépendante chargée, entre autres, de contrôler le travail des enquêteurs de la police et de la justice. « Mais comme j’ai moi-même été enquêtrice de police, je sais ce qu’il faut surveiller de près ». Une mission qui lui a valu plus que des inimitiés : carrément des menaces à peine masquées. « Ma voiture a été endommagée, ils ont tué mon chien, on m’a harcelée sur Internet. Je soupçonne les membres du comité national pour la sécurité d’avoir dirigé ces attaques contre moi ». Quand on sait que plusieurs d’entre eux ont été arrêtés pendant les émeutes ou juste après, on saisit la portée de ses soupçons, et l’ambiance générale dans laquelle tout cela se déroule.

Pour Maître Umarova, il ne fait pas de doute que les manifestants pacifiques des premiers jours ont cédé la place à des émeutiers qui poursuivaient un tout autre objectif. Et de nous montrer forces vidéos sur son ordinateur et sur son téléphone, dont certaines prises par elle-même pendant les manifestations devenues scènes de guerre. « Écoutez ceux-là qui parlent entre eux » nous montrant une vidéo prise en cachette, à quelques pas d’une barricade et d’un camion utilisé comme QG, où l’on voit des hommes, kalachnikov à la main, échanger des consignes, ou plutôt, des ordres. « Ils ne parlent ni russe ni kazakh, ce sont des Ouzbeks ». Dans une autre vidéo particulièrement révoltante, on peut voir des hommes armés, déterminés, faire sortir les jeunes cadets de l’académie de Police en les rabrouant et en les frappant. Ils sont plusieurs dizaines, peut-être plus d’une centaine, désemparés face à une poignée d’hommes aux airs de mercenaires. Certains sont à moitié dénudés par -20°C. D’autres, tuméfiés, blessés, saignent de la tête, sans que personne ne leur vienne en aide. « Ils ont eu beaucoup de chance : au début, ils avaient été enfermés dans leur école en flammes, mais certains manifestants ont ouvert les grilles de l’école pour leur permettre de sortir et ne pas périr grillés ». 

L’implication supposée du Comité de la sécurité nationale

On pourrait passer des heures à regarder ces dizaines de vidéos, pour une part récupérées depuis des caméras de surveillance – « celles que les manifestants n’avaient pas pensé à détruire, notamment celles des magasins ou des banques » ou récupérées sur les réseaux sociaux. Toutes attestent du passage brutal de scènes de manifestations pacifiques, précédant des scènes de pillages, puis, des scènes de guerre. « Pour moi, il ne fait aucun doute que des membres du Comité de la sécurité nationale ont sciemment laissé l’accès libre à des armureries qu’ils contrôlaient directement ou indirectement », martèle Me Aïman Umarova, à qui l’on demande de répéter plusieurs fois ce qu’elle nous dit, pour être bien sûr de la comprendre, et de ne rien déformer ou travestir. « Il y avait des agents du Comité de la sécurité nationale mêlés aux manifestants, qui ont coordonné des attaques simultanées de plusieurs bâtiments publics ou commissariats ». Et d’insister sur le très jeune âge des manifestants, dont certains « ne connaissaient même pas le nom du président, mais savaient parfaitement manipuler des armes ». Difficile de ne pas mesurer la portée des accusations de l’avocate, égérie des droits de l’Homme, dont la carrière s’étale derrière elle dans les cadres photos accrochés au mur. On la voit poser au Parlement Européen, à l’ONU, aux côtés de chefs d’État occidentaux, et même coude à coude avec… Melania Trump.

Alors, des terroristes, les émeutiers de janvier au Kazakhstan ? Sans aucun doute si l’on écoute les représentants du Parquet général et du Ministre des Affaires intérieures, qui martèlent tout au long d’une conférence très formelle les crimes dont se sont rendus coupables les émeutiers. Le nombre de policiers et de militaires tués pendant les émeutes est assené froidement par le procureur général (19), nombre auquel il ajoute gravement les centaines de blessés parmi les forces de l’ordre et les militaires encore hospitalisés deux mois après les émeutes. Certains ont dû être amputés, ou souffriront de graves séquelles : crânes fracassés, poitrines défoncées. Mais à force d’entendre parler de terroristes, un doute nous traverse l’esprit : et si ce terme, à la symbolique très forte vu d’Occident et en particulier de France, pays lui-même victime du terrorisme depuis de trop nombreuses années, ne désignait pas une autre réalité au Kazakhstan ? Touché : s’attaquer à la police ou aux bâtiments administratifs est qualifié par le code pénal kazakhstanais de terrorisme. Et ceux qui s’en rendent coupables sont donc… des terroristes. Des mercenaires étrangers ? « Parmi les personnes arrêtées, certains sont d’autres États voisins, nous vérifions leur appartenance à ces États », assène Bulat Dembayev, procureur général adjoint. Maître Umarova est plus diserte sur le sujet, brandissant l’état civil manifestement étranger de certains des émeutiers morts pendant les affrontements – pas loin de 250, dont on ne sait pas dire combien ont été victimes de blessures par armes à feu. Dans ce pays majoritairement musulman, l’exhumation est difficile à obtenir, les familles s’y opposent systématiquement par respect des traditions.

À l’origine des émeutes, des manifestants pacifiques

Trois mois après les évènements, on se perd donc en conjectures sur ce qui s’est passé en janvier 2022 au Kazakhstan, sachant que l’enquête, que les autorités voudraient voir aboutir rapidement, nécessitera sans doute encore de longs mois voire des années d’investigations, dans un pays qui doit encore digérer la destitution de Noursoultan Nazarbaïev du poste du conseil national de sécurité, qu’il présidait encore depuis sa démission de la présidence en mars 2019.

Cependant, il ne fait aucun doute que les 4 et 5 janvier, au tout début du mouvement, ce sont des manifestants pacifiques qui sont descendus dans la rue pour dénoncer l’augmentation du prix de l’essence et du gaz, et demander des mesures en faveur du pouvoir d’achat.

Nul doute aussi que parmi les manifestants des tout premiers jours se trouvaient une large majorité de jeunes d’ethnie kazakhe, venus manifester dans les grandes villes comme Almaty, l’ancienne capitale, pour faire part de leur désarroi. Des jeunes qui, « faute de formation adaptée, désespèrent de pouvoir décrocher un emploi correctement rémunéré », comme l’explique dans un français parfait Aïgul Kuspan, présidente du Comité des Relations internationales, de la Défense et de la Sécurité du Majilis, chambre basse du Parlement de la République du Kazakhstan.

« Almaty est une ville cernée par les montagnes d’un côté, ouverte sur la steppe de l’autre, une ville dans laquelle 600 000 personnes viennent tous les jours pour travailler, ou pour chercher du travail. Ces jeunes sont venus des villages tout autour, parcourant parfois 100 km pour venir, en bus, ou à plusieurs en voiture, pour manifester et demander qu’on les considère » poursuit Aïgul Kuspan. Une ville bardée d’immenses publicités lumineuses, vantant des marques occidentales. Une ville où les boutiques de luxe, les restaurants branchés sont légion. Une ville où des magasins d’informatique arborent des iPhone et MacBook dernier cri, vendus exactement au même prix qu’en Europe ou en Amérique, alors qu’il faudrait un an du salaire minimum pour pouvoir se l’offrir. Mais ce ne sont pas les manifestants pacifiques des grandes villes, ni non plus les jeunes Kazakhs, fils de paysans, qui les ont rejoints dans la foulée, à qui l’on doit les scènes de guérilla urbaine qui ont failli déstabiliser le Kazakhstan.

Des oligarques, comme Moukhtar Abliazov, en cavale en France

Dans le lot des émeutiers d’Almaty, pour ne parler que de ceux-là, se trouvaient fort probablement des cohortes de mercenaires au rabais recrutés opportunément sur certains marchés ou chantiers de la ville et de ses alentours. Au rabais, entendez, 70 000 à 100 000 tengués, la monnaie locale, soit l’équivalent de 140 à 180 euros. Une fortune pour ces misérables, une paille, même multipliée par des milliers de cachets, pour certains opposants en exil à l’étranger comme Moukhtar Abliazov, poursuivi par plusieurs juridictions européennes et condamné par contumace au Kazakhstan pour avoir détourné 7,5 milliards de dollars de la banque BTA, dont il était le PDG. Des faits pour lesquels il a été poursuivi jusqu’en France où il est exilé, avant que la justice hexagonale n’abandonne les charges à son encontre en raison… de la prescription décennale des faits qui lui sont reprochés. Piégé récemment par un duo de comiques russes dans une vidéo publié sur YouTube, Moukhtar Abliazov se vante d’avoir été l’instigateur d’émeutes au Kazakhstan. Canular, ou opération vérité ? Le Conseil d’État a remis en cause avant les émeutes le statut de réfugié politique qui lui a été accordé par la France. 

Des mercenaires, quant à eux, encadrés par des hommes plus aguerris, n’avaient pas grand-chose à perdre, et au contraire tout à gagner, expliquant aisément les pillages en règle des magasins de luxe. Certains Kazakhstanais rencontrés, politologues, blogueurs ou entrepreneurs, évoquent effectivement des mercenaires « barbus » ceux-là même désignés comme parlant des dialectes étrangers par Me Umarova. « Se dire salafiste, c’était cool il y a quelques années, mais plus maintenant » nous dira même sous le sceau de la confidence un commerçant. Une autre rumeur évoque des combattants hagards, comme drogués, à l’aide de boissons, potentiellement alcoolisées. Un paradoxe, pour d’éventuels salafistes… À l’hôpital central d’Almaty, les médecins chefs, interrogés, disent n’avoir ni eu le temps ni même songé à faire des tests sanguins, tellement il y avait de blessés, parfois très graves, à soigner en même temps. En revanche, le parquet général dément formellement que des policiers ou des soldats aient été décapités, comme cela a pu être dit au cœur des évènements, comme pour étayer une piste islamiste.

Une chose est certaine, ces manifestations devenues émeutes, et potentielle tentative de coup d’État, ont servi d’électrochoc au pouvoir en place. Déterminé à réformer le pays à marche forcée, avec pour principal objectif de le sortir rapidement du piège de la rente pétrolière et gazière.